“Pueblo” : feu de poésie et de révolte au Rond-Point
Dans un texte haletant, l’auteur et metteur en scène Ascanio Celestini évoque un couple de femmes dont il imagine, par le biais d’un narrateur, la vie à travers la vitre de sa fenêtre dans un immeuble qui jouxte un supermarché. L’acteur David Murgia donne corps au texte dans un spectacle éblouissant d’humanité et d’émotion.
Les fenêtres
Dans un poème en prose intitulé Les Fenêtres, Charles Baudelaire souligne le paradoxe d’une fenêtre, fermeture d’une maison mais aussi ouverture par le biais de la vitre sur le monde, sur les autres. « Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant. »
L’adresse au public
Impossible de savoir si l’auteur, Celestini, avait connaissance du poème en prose de Baudelaire avant d’écrire son texte. Son narrateur, Pueblo, est dans sa cuisine avec son colocataire, le musicien Philippe Orivel qui ponctue magnifiquement et librement son texte avec des mélodies au piano ou à l’accordéon. Pueblo, c’est un locataire modeste, un témoin de la misère du monde, mais qui donne vie à ceux qui n’ont pas de nom, les exclus, les abîmés de la société, ceux que le capitalisme a broyé de ses dents gloutonnes en blessant leurs corps et leur âmes, en un mot leur dignité humaine. David Murgia, plus que magnifique, se saisit de ce monologue qu’il nous livre alternativement comme une confidence, un secret, qui devient bientôt un chant, une épopée lyrique, un cri tragique, où Victor Hugo et Shakespeare s’empoignent pour mieux dire le monde qui nous entoure.
Clocharde céleste
On voyage donc dans l’imaginaire débridé de Pueblo, qui nous raconte la vie de la caissière de supermarché et de sa fille, puis de la clocharde sans nom et sans âge qui traîne au seuil du magasin, récoltant les produits alimentaires périmés. Partant d’une situation à la banalité affligeante, l’auteur convoque un conte, nourri de chimères et de cauchemars, sur la vie de cette clocharde. Orpheline recueillie par des bonne soeurs cruelles, amoureuse d’un Africain employé à la gestion des stocks de marchandise dans un énorme entrepôt à l’extérieur de la ville, fée misérable qui s’occupe de tous les êtres en difficulté et sert le café chaud à ceux qui ont tout perdu. Chimères, rêves et cauchemars se succèdent dans le flux musical et ininterrompu de l’acteur qui a travaillé, comme pour Laïka leur précédente création, en complicité continuelle avec l’auteur metteur en scène qui pétrit le texte, le taille, l’enrichit comme une partition de saxophone, pour qu’il sonne le mieux possible et crée dans l’oreille de chaque spectateur des échos vivants. Chacun de nous devient le monde.
Hélène Kuttner
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